Recherches aux Amériques sur Brigide Michaut  ou

 

la confusion entre une fermier de l'Yonne et un officier de Saône-et-Loire

 

 

par Pierre Le Clercq

vice-président de la Société généalogique de l'Yonne 

 

Sous l’Ancien Régime, les Bourguignons ont été relativement nombreux à voguer vers le Canada pour s’y installer comme colons. Certains ont pu y faire souche, engendrant sur place une postérité qui s’est épanouie en plusieurs branches jusqu’à nos jours. Les chercheurs sont donc nombreux en Amérique du Nord, en ce début du troisième millénaire, à s’intéresser aux familles bourguignonnes d’où sont issus leurs ancêtres.

Malheureusement, l’éloignement des dépôts d’archives français et la méconnaissance de l’histoire de France font que parfois, dans des revues anglophones du Canada et des États-Unis, sont publiés des articles de généalogie pour le moins surprenants, répondant au désir de certains auteurs d’outre-Atlantique de sortir leur famille de l’ordinaire en lui créant une origine prestigieuse en Europe.

    

UNE HYPOTHÈSE NORD-AMÉRICAINE

 

       Au quatrième trimestre de l’an 2004, dans le n° 102 d’une revue anglophone consacrée à l’histoire des familles, l’American-Canadian Genealogist, a été publié un article en anglais de John-Paul Boisvert, intitulé Colonel Briside Michaud of the Bourgogne Regiment (le colonel Briside Michaud du régiment de Bourgogne). Cette étude a d’autant plus attiré mon attention que j’y étais nommément cité, ayant publié dans les actes du XXIIe congrès international des sciences généalogique et héraldique, parus à Ottawa en mars 1998, le texte d’une conférence que j’avais prononcée sur place le 19 août 1996 sur les Bas-Bourguignons établis au Canada avant 1730 et leurs racines familiales en France. Parmi tous les colons canadiens originaires de l’Yonne que j’avais évoqués à l’époque, par oral puis par écrit, figuraient deux filles d’un certain Briside Michaud qui, de 1637 à 1649, avait vécu à Sennevoy près de Tonnerre.[1]

       Or, dans l’article qu’il a consacré à cet homme, John-Paul Boisvert est parti d’un seul et unique acte, un contrat de mariage de 1684 dans lequel Briside Michaud est mentionné avec le grade de colonel, pour échafauder une théorie tout à fait infondée. J’aurais pu certes passer sous silence cette élucubration digne d’un roman, mais les Canadiens et Américains étant de nos jours nombreux à descendre du fameux colonel, dont l’auteur de l’article en question, on ne peut laisser s’installer une fausse vérité renforcée par le poids de l’écrit. Cela risquerait de multiplier à l’avenir les nécessaires remises en cause de cette hypothèse inconsidérée, au fur et à mesure que celle-ci se propagerait au Canada et aux États-Unis et que les descendants du colonel contacteraient les cercles généalogiques de Bourgogne pour en savoir plus.

       Dans son article, partant du principe qu’un colonel du XVIIe siècle ne pouvait guère être roturier, John-Paul Boisvert a cité divers nobiliaires et ouvrages historiques disponibles dans les bibliothèques nord-américaines, où il a découvert un colonel bourguignon dont le nom lui paraissait similaire à celui de Briside Michaud : Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud. Pour rapprocher encore plus les deux hommes, l’auteur a ajouté un « h » au nom patrimonial du colonel providentiel, le transformant en Royer de Saint-Michault, ignorant sans doute que la consonne muette ajoutée permet de métamorphoser une simple couette en chouette et que Saint-Micaud est une commune de Saône-et-Loire dont le nom n’est pas chuintant.

       Selon John-Paul Boisvert, le prénom Briside ne serait pas un nom propre mais le produit d’une altération du nom commun brisque, mot désuet que l’on trouvait dans l’expression une vieille brisque, signifiant un vieux briscard ou vieux soldat. Il résulte de cette hypothèse que Briside Michaud voudrait dire en fait le soldat Michaud, formule pouvant tout à fait désigner le colonel Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud, selon l’auteur nord-américain.

       Mais qui était donc ce colonel, cette vieille brisque portant deux prénoms ? Les lectures en bibliothèque de John-Paul Boisvert lui ont appris que Philippe Emmanuel Royer, seigneur de Saint-Micaud dans le Charolais, était le fils d’un écuyer nommé François Royer, seigneur du même lieu, et de son épouse Claude de Rimont. Marié à Aimée de Tenance, celle-ci lui a donné deux fils dont François de Royer, comte de Saint-Micaud, qui en 1676 s’est uni à une femme portant le nom de Françoise Philippe Bataille. La carrière militaire du futur colonel a commencé lorsque Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud s’est engagé dans le régiment du duc d’Enghien, sous les ordres duquel il a participé le 19 mai 1643 à la bataille de Rocroi qui a permis à la France de supplanter l’Espagne en Europe. Devenu, dès 1644, aide de camp du prince de Condé, il a combattu à ses côtés pendant la Fronde, participant le 20 août 1648 à la bataille de Lens au cours de laquelle il a été blessé au combat. Recevant d’autres blessures à la bataille de Fribourg, il a pris part ensuite à une escarmouche à Verdun-sur-le-Doubs, dès janvier 1649, puis a été placé en garnison à Seurre en Côte-d’Or, avec le grade de lieutenant. En 1650, promu au grade de lieutenant-colonel dans le régiment du prince de Condé, il a été nommé gouverneur militaire de la ville de Bellegarde, qu’il a défendue contre les troupes du jeune roi de France. Devenu plus tard colonel d’un régiment portant son nom patrimonial de Saint-Micaud, il a été nommé gouverneur de Dijon en 1672, un an avant sa mort.

       Je laisse le soin aux spécialistes des familles nobles de contrôler et compléter toute cette biographie, publiée par John-Paul Boisvert en Amérique du Nord. Mon propos n’étant pas de dresser la généalogie des seigneurs de Saint-Micaud, puisqu’ils n’ont vraiment aucun rapport avec le premier ancêtre français de nombreux Américains et Canadiens, j’ai préféré passer en revue tous les documents originaux concernant cet ancêtre fondateur, connu en Amérique du Nord sous le nom de Briside Michaud, afin de rétablir la vérité sur son compte.

 

Eglise de Sennevoy
Eglise de Sennevoy

LES SOURCES FRANÇAISES

 

C’est dans les registres paroissiaux de Sennevoy, dans l’Yonne, que l’on peut trouver la trace de Briside Michaud et de sa famille proche. J’y ai relevé sept actes de baptême et deux actes de décès dans lesquels notre homme et sa femme sont mentionnés, ceci à l’occasion de la naissance de sept enfants et de la mort de deux nourrissons. En voici la transcription :[2]

 

1- Ce 2 septembre 1637 a este baptise Edme Michault fils de Brigide Michault de La Loge et Margueritte Matret qui a eu pour parin et marine Pierre Rougeot et Marie Margily .

2- Ce jourdhuy vingtroesiesme daost 1638 a este baptisee Pierrette Michau fille de Briddes Michau et de Marguerite Materat portee par le parrain Francoes Joly habetant de Noyers la marraine Pierrette Michau de Perrigny .

3- Le 8me octobre 1643 par moy soubsigne pbre cure de Senevoy aud. Senevoy a este baptise Nicolas Michaut filz de Briside Michaut et de Marguerite Mestrot lequel a eu pour parein Nicolas Legerot et pour mareine Chrestienne Calmeau et ont dict ne scavoir signer .

4- Le mesme jour que dessus a este baptise Edme Michaut filz de Brigide Michaut et de Margueritte Mestrot lequel a eu pour parein Michel Drouot et pour mareine Jeanne Egole et ne scavet signer .

5- Edme Michaut filz de Briside Michaut et Margueritte Matret est decede le 27me octobre 1643 age denviron 15 jours de La Loge .

6- Nicolas Michaut filz de Briside Michaut et de Margueritte Matret est decede le 29me octobre 1643 de La Loge .

7- Le 5me avril 1645 par moy soubsigne pbre cure de Senevoüoy aud. Senevoy a este baptisee Louise Michault fille Briside Michault et Marguerite Matret laquelle a eu pour parein Jean Callemeaut et pour mareine Louise Lenief aagee de sept ans appuiye de Francoise Guinot sa mere en foy de quoy je me suis soubsigne .

8- Le 20me octobre 1647 par moy soubsigne pbre cure du lieu de Senevoy aud. lieu a este (…) Jean Michault filz de Briside Michault et de Margueritte Matret lequel a eu pour parein Jean Goyart filz de Marceau Goyart Rafonnot aage de cinq ans appuye de sa mere et pour mareine Jeanne Coquinot en foy de quoy jay signe.[3]

9- Le 18me aoust 1649 par moy soubsigne pbre cure de Senevoy aud. lieu a este baptisee Francois Michau fille de Briside et de Margueritte Matret laquelle a eu pour parein Marceau Sardin aage denviron neuf ans appuye de son pere et pour mareine Francoise Comperot .

 

       Dans ces neuf documents, les parents des sept baptisés et des deux nourrissons morts en bas âge apparaissent sous des noms variés. Leur mère est appelée une fois Materat, deux fois Mestrot et six fois Matret. Si l’on tient compte du poids numérique de chaque dénomination, on peut uniformiser le nom de ladite mère en l’appelant Marguerite Matret. Le nom du père, si tant est qu’on lui appliquât le même principe numérique, devrait être Briside Michaut mais on sent bien que le résultat pose problème. En effet, alors que le nom de famille semble bien choisi, puisque Michaut, avec un « t » final, est la forme qui prédomine dans l’Yonne, agréer le prénom Briside semble moins évident malgré sa prépondérance. Certes, des prénoms aussi rares se rencontrent çà et là en Bourgogne, tels que Bacche et Bacchette à Pourrain, Vorle et Vorlette à Châtillon-sur-Seine, voire Vaubourg pour désigner des femmes en d’autres lieux, mais tous sont placés sous le patronage d’une haute figure de l’Église, comme saint Bacchus, saint Vorle et sainte Walburgis. Qu’en est-il du prénom Briside trouvé à Sennevoy ?

       La seule figure religieuse qui conviendrait semble être sainte Brigide. Cette approche est d’autant plus plausible que le père des sept enfants baptisés ci-dessus apparaît véritablement, par deux fois, sous le prénom féminin de Brigide, ceci en 1637 et 1643. Il apparaît aussi une fois sous celui de Briddes, en 1638, c’est-à-dire sous une variante orthographique du prénom féminin Bride, lequel n’était qu’une forme raccourcie, à l’époque, de Brigide.

       Il semblerait donc logique de penser que le véritable prénom de Briside Michaut était en fait Brigide, apparaissant parfois sous la forme abrégée de Bride. Au XVIIe siècle, certaines femmes portaient encore les prénoms masculins de Philippe et Maurice, et certains hommes recevaient au baptême le prénom féminin d’Anne. On peut donc concevoir qu’un prénom tel que Brigide, que l’on pensait jusque là réservé aux femmes, puisse aussi avoir été donné à un homme de temps à autre. À Sennevoy, dans l’Yonne, Brigide Michaut était le seul homme à porter un prénom féminin, dissimulé sous la forme plus neutre de Briside.

Perrigny-sur-Armançon
Perrigny-sur-Armançon

Mais il existe dans le même département bourguignon une autre localité où certains hommes s’appelaient Bride ou Brigide, portant ouvertement le nom d’une sainte plutôt que d’un saint.

Cet endroit est Perrigny-sur-Armançon, près de Sennevoy, où vivait la marraine de l’une des filles de Brigide Michaut. Cette marraine, portant elle aussi le nom de Michaut, était sans doute une proche parente de l’enfant et de son père. Or, dans le premier registre paroissial de son lieu de résidence, on peut relever jusqu’à six actes de baptême dans lesquels apparaissent des hommes portant le prénom féminin de Brigide, parfois raccourci en Bride, à savoir :

 

- Celui de Marcelline Marcout, baptisée le 10 février 1633 à Perrigny-sur-Armançon, fille de Bride Marcout et de Marguerite Pinagot.

- Celui de Brigide Millot, baptisé le 13 janvier 1634 audit Perrigny, fils de François Millot et d’Edmée Mariotte, dont le parrain était Brigide Chouillou, qui a signé « Bride Choulou ».

- Celui de Sébastien Mortinet, baptisé le 24 janvier 1635 à Perrigny, fils d’Edmé Mortinet et de Claudine Charles, dont la marraine était Jeanne Mariotte, épouse de Brigide Faict.

- Celui de Brigide Mortinet, baptisé à Perrigny ledit 24 janvier 1635, second fils dudit Edmé Mortinet et de ladite Claudine Charles, dont le parrain était Brigide Chouillou, lequel a signé de nouveau « Bride Choulou ».

- Celui de François Marcou, baptisé le 6 avril 1635 à Perrigny-sur-Armançon, fils de Brigide Marcou et de Marguerite Pinagot. 

- Celui enfin de François Chouillou, baptisé à Perrigny le 6 novembre 1635, fils quant à lui de Brigide Chouillou et de Jeanne Mariotte.

 

       On peut constater que dans ces six documents, trouvés dans l’Yonne au sein du premier registre paroissial de Perrigny-sur-Armançon, le prénom d’une sainte irlandaise a été attribué à deux jeunes garçons nommés Brigide Millot et Brigide Mortinet et qu’il était déjà porté par trois hommes distincts appelés Brigide Marcou, Brigide Chouillou et Brigide Faict, désignés parfois sous le prénom raccourci de Bride. Personne à Perrigny n’était connu sous le prénom modifié de Briside, en revanche, contrairement à Brigide Michaut qui s’est vu appelé ainsi à partir de 1643, plusieurs années après son installation à Sennevoy avec sa femme.

       À Sennevoy, où aucun homme n’avait été baptisé Bride ou Brigide auparavant, les gens du cru devaient probablement répugner à employer un tel prénom féminin pour interpeller un membre de la gent masculine. Avec l’accord implicite de Brigide Michaut, ils ont sans doute préféré substituer à cette dénomination insolite une forme plus neutre, remplaçant le « g » de Brigide par un « s » pour obtenir un prénom aux consonances moins évocatrices, moins liées au monde féminin. Cette prononciation nouvelle, identique à celle des enfants en bas âge qui ne savent pas encore articuler un « g » voisé fricatif, utilisant à sa place un « s » voisé, a sans doute été adoptée dès leurs plus tendres années par les propres filles, Louise et Françoise, de Brigide Michaut, puis conservée par celles-ci jusqu’à l’âge adulte au Canada. C’est du moins ce que l’on peut penser au vu de tous les documents canadiens dans lesquels apparaît le nom du père des deux filles, sous diverses formes ayant toutes un « s » au lieu d’un « g ».

       Outre le port du prénom féminin Brigide par des hommes, un autre indice tend à prouver que Brigide Michaut, établi à Sennevoy avec son épouse avant 1637, était natif de la paroisse de Perrigny-sur-Armançon. En dehors de Pierrette Michaut, que le jeune couple a choisi dès 1638 comme la marraine de leur deuxième enfant, d’autres habitants de Perrigny portaient le nom de Michaut dans la première moitié du XVIIe siècle. Cinq documents retrouvés dans les registres paroissiaux de cette même localité viennent confirmer ce point :

 

- Le 3 juillet 1633, en l’église catholique de Perrigny-sur-Armançon, Jacques Michaut, fils du défunt François Michaut et de Catherine Goyard, de la paroisse d’Aisy-sur-Armançon, a pris pour épouse Josephte Guérin, fille de Pierre Guérin et de Julienne Huguethier, de Perrigny.

- Le 5 novembre 1634, en la même église, a été baptisée leur fille Jeanne Michaut.

- Le 28 novembre 1635, en la même église, a été baptisé leur fils Jacques Michaut, porté sur les fonts par Pierrette Michaut, sa marraine, domiciliée à Perrigny et fille de Falle Michaut.

- Le 4 avril 1637, en la même église, a été baptisé leur second fils Nicolas Michaut.

- Le 23 août 1637 a été baptisée en la même église Anne Raffin, fille de Guillaume Raffin et de la défunte Marcelline Michaut, dont la marraine était Pierrette Michaut, fille de Falle.

 

      Pierrette Michaut, fille du cerclier Falle Michaut, semble avoir été un personnage central dans sa famille. Demeurant à Perrigny-sur-Armançon, elle était apparentée d’une manière ou d’une autre à Jacques Michaut, d’Aisy-sur-Armançon, Marcelline Michaut, de Perrigny, et à Brigide Michaut de Sennevoy. Chacun d’eux a eu un enfant dont elle était la marraine. C’est elle qui m’a permis de découvrir que le lieu de naissance de Brigide Michaut pourrait être la paroisse de Perrigny, où certains hommes recevaient le prénom de Brigide au baptême. Pour m’assurer toutefois que la paroisse d’Aisy-sur-Armançon, où résidait Jacques Michaut avant son mariage avec Josephte Guérin, n’abritait pas elle aussi des hommes prénommés Brigide, j’ai consulté le premier registre paroissial de cette localité de l’Yonne. Je n’y ai trouvé aucun homme portant ce prénom féminin. Perrigny-sur-Armançon reste donc le seul endroit près de Sennevoy où Brigide Michaut, peu après sa naissance, a pu être prénommé ainsi.

       Probablement né à Perrigny, il a épousé Marguerite Matret avant 1637. Le patronyme de la mariée, inconnu à Sennevoy, Perrigny et Aisy-sur-Armançon, révèle que les noces ont été célébrées dans une autre localité. Comme l’acte de mariage n’a pas été retrouvé, en raison de son ancienneté, John-Paul Boisvert a conclu que le couple n’était pas marié, ce qui allait tout à fait dans le sens de sa thèse que Brigide Michaut était en fait Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud, déjà uni par des liens matrimoniaux à Aimée de Tenance. Cette conclusion est fausse, cependant, car aucun des sept enfants mis au monde par Marguerite Matret de 1637 à 1649 n’a été déclaré illégitime dans son acte de baptême. Sachant qu’avant la Révolution les curés devaient signaler dans leurs registres tous les enfants naturels, l’absence totale de toute allusion à l’illégitimité des sept enfants en question, dans les sept actes de baptême reproduits ci-avant, prouve que les sept nourrissons n’ont pas été conçus par des concubins.

       Brigide Michaut s’est installé avec sa femme Marguerite Matret dans une ferme appelée La Loge-aux-Convers, à Sennevoy. Cette ferme appartenait alors au prieuré de Jully, situé en la paroisse de Stigny. Lorsque le village de Jully a été détaché de Stigny en 1792 pour former une commune indépendante, le hameau de La Loge-aux-Convers a été séparé de Sennevoy et rattaché à cette nouvelle circonscription municipale. C’est pourquoi, sur les cartes de France modernes, l’ancienne demeure de Brigide Michaut et de Marguerite Matret doit être cherchée à présent dans la commune actuelle de Jully, et non en celle de Sennevoy-le-Bas.

       Le couple a vécu à La Loge-aux-Convers de 1637 à 1643, voire jusqu’en 1649. Bien que le métier de Brigide Michaut ne soit pas spécifié dans les neuf actes de baptême et de décès que j’ai relevés dans le premier registre paroissial de Sennevoy, il est probable que le mari de Marguerite Matret n’était qu’un simple fermier au service du prieuré de Jully. Il est certain en tout cas qu’il n’était point un homme éminent au sein de la paroisse. S’il avait réellement été noble, comme le prétend John-Paul Boisvert dans son article publié en Amérique du Nord, le curé de Sennevoy aurait immanquablement mentionné ce fait dans les neuf actes en question. Il aurait nécessairement ajouté devant le nom du fermier demeurant à La Loge-aux-Convers un quelconque préfixe honorifique, l’appelant dans tous les actes « haut et puissant seigneur messire Brigide Michaut ». Même de simples roturiers devenus notables, comme les notaires et les marchands, les juges et les receveurs, étaient différenciés des autres manants par divers préfixes spécifiques tels que « maître », « noble homme » ou « honorable homme ». Puisque le curé n’a ajouté aucun préfixe honorifique devant le nom de Brigide Michaut, ni devant les noms respectifs des parrains et marraines ayant porté sur les fonts baptismaux les enfants de notre fermier, il est évident que le mari de Marguerite Matret n’était qu’un homme ordinaire fréquentant d’autres gens ordinaires comme Pierrette Michaut, fille d’un simple cerclier.

       L’étude des sources françaises conservées aux Archives départementales de l’Yonne, en la ville d’Auxerre, permet donc à elle seule de réduire à néant l’hypothèse surprenante émise par John-Paul Boisvert en Amérique du Nord. Pour admettre cette théorie, faisant de Brigide Michaut un noble s’appelant en fait Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud, il faudrait à mon sens avaler de nombreuses couleuvres : le passage d'un prénom féminin comme Brigide à deux prénoms masculins tels que Philippe Emmanuel, l'apparition subite et inexpliquée du patronyme Royer, la mutation plutôt bizarre du nom de famille Michaut en nom patrimonial Saint-Micaud, la transformation d’une épouse en simple concubine et la soudaine promotion d'un roturier de basse extraction en notable figurant dans les nobiliaires. Il reste toutefois une question à régler : le grade de colonel qui apparaît dans un document conservé au Canada.

 

Les Filles du Roi - Archives Nles. du Québec Eléanor Fortescue Brickdale née en 1871
Les Filles du Roi - Archives Nles. du Québec Eléanor Fortescue Brickdale née en 1871

LES SOURCES CANADIENNES

 

Brigide Michaut et son épouse ne sont pas décédés à Sennevoy. Ils ont quitté la paroisse après 1649 avec leurs enfants survivants, pour s’établir en un endroit qui reste inconnu. Deux de leurs filles, Louise et Françoise Michaut, ont fini par partir au Canada avec un contingent de filles du roi, toutes pensionnées par Louis XIV pour épouser chacune un colon canadien et contribuer ainsi au peuplement du continent nord-américain. Sur place, la plus jeune des deux sœurs, Françoise, a été mariée à Gilles Dupont, après avoir signé un contrat de mariage avec lui le 10 août 1670 ; la plus âgée, Louise, a été unie à Jean Daniau, ceci après avoir conclu un autre contrat de mariage avec cet homme trois semaines plus tard, le 31 août.

       Françoise Michaut, la plus jeune des deux filles de Brigide Michaut établies au Canada, s’est mariée deux fois. Dans son premier contrat de mariage, signé en 1670, elle apparaît sous le nom de Françoise Michelle, le notaire ayant ajouté qu’elle était la fille des défunts Brésitte et Marguerite Maistret et qu’elle était native de Sennevoy. C’est sur la foi de ce contrat que j’ai pu retrouver, dans les registres paroissiaux de Sennevoy, son acte de baptême à la date du 18 août 1649. Certes, elle y figure sous le nom de Michaut et comme la fille de Briside et de Marguerite Matret, mais les quelques différences que l’on peut constater entre l’acte de 1649 et le contrat de 1670 étaient normales au XVIIe siècle, le patronyme Michaut pouvant encore alterner à l’époque avec Michel et Matret avec Maistret ; quant au prénom Briside, il est très proche de Brésitte, dénomination tout aussi insolite qui ne peut que rappeler le nom de sainte Brigitte de Suède, souvent confondue avec sainte Brigide d’Irlande.

       D’après son premier contrat de mariage avec Gilles Dupont, Françoise Michaut était déjà orpheline de ses père et mère quand elle est arrivée au Canada en 1670, avec sa sœur aînée Louise. Ce fait confirme que John-Paul Boisvert se trompe lorsqu’il prétend, dans son article publié en Amérique du Nord, que le père de la future mariée, Brigide Michaut, qui n’a jamais été distingué des autres habitants de Sennevoy par le moindre préfixe honorifique devant son nom, était un officier bigame nommé Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud, décédé en 1673. Deux hommes qui se différencient tant par leurs prénoms et patronymes respectifs que par leurs rangs sociaux, leurs domiciles et leurs épouses, et qui en plus sont morts à des dates distinctes, ne peuvent en aucune façon être fondus de la sorte en un seul personnage.

       Un an avant de s’allier en secondes noces à un certain Paul Hubert, Françoise Michaut a passé le 11 mars 1684 un contrat de mariage éphémère, ceci avec un homme venu du diocèse de Rennes en Bretagne, Jean Le Cart, fils d’un médecin nommé Marc Le Cart et de sa femme Madeleine Pierrot. Pour m’assurer que ce contrat canadien comporte bien le mot « colonel » qui a conduit John-Paul Boisvert à imaginer que Brigide Michaut était nécessairement noble, j’ai prié un généalogiste québécois reconnu, Denis Beauregard, de m’envoyer en France une copie scannée de ce document capital, source de bien des interrogations. Sur la copie que j’ai reçue du Canada, la future mariée passant un contrat de mariage est décrite comme suit :

 

- Françoise Michelle, filhe de Sr Brisier Michel, colonel du regiment de Bourgoingne, & damlle Margtte Maistre, ses pere & mere, natifve de Joigny, esvesche de Cens, vefve de feu Gilles Dupon.

 

       Il ne m’est plus permis de douter, maintenant, que quatorze ans après son arrivée sur les rives du Saint-Laurent, en Amérique du Nord, Françoise Michaut a bel et bien été présentée dans un document d’archives comme la fille d’un colonel. Il s’agit toutefois, pour autant que je sache, du seul document dans lequel son père est mentionné avec ce grade militaire. Cette mention est d’autant plus suspecte qu’elle s’accompagne par ailleurs d’une erreur patente qui diffuse une ombre négative sur tout le reste du contrat de mariage en question. Contrairement à ce qui est indiqué dans le contrat de 1684, Françoise Michaut n’est pas native de la ville de Joigny, dans le diocèse et archevêché de Sens, mais du village de Sennevoy, dans le diocèse de Langres et l’archevêché de Lyon. Même si la distance entre Sennevoy et Joigny peut être considérée comme insignifiante par les Canadiens et Américains habitués aux vastes espaces de leur continent, elle représentait une bonne journée de marche au XVIIe siècle. Si le notaire qui a rédigé le contrat de 1684 avait voulu situer le lieu de naissance de Françoise Michaut en nommant la ville la plus proche, il n’aurait pas choisi Joigny mais Tonnerre, ville plus grande qui jusqu’en 1790 faisait partie des mêmes diocèse et archevêché que Sennevoy. Il aurait pu choisir aussi la ville, plus petite, de Cruzy-le-Châtel, qui était alors la capitale d’une baronnie incluant Sennevoy et d’autres paroisses rurales environnantes.

       Il ressort de ces remarques que les descendants actuels de Brigide Michaut et Marguerite Matret ne devraient pas accorder toute leur confiance à un document d’archives qui comporte déjà une erreur manifeste. Si l’on compare le premier contrat de mariage conclu en 1670 par Françoise Michaut au deuxième, établi en 1684 puis annulé, on relève des différences riches en enseignements. En 1670, la fille cadette de Brigide Michaut était une jeune femme âgée de vingt et un ans, placée sous le contrôle étroit des autorités françaises chargées de procurer un mari à chaque fille du roi envoyée par Louis XIV au Canada. Elle n’avait donc pas la liberté de dire ce qu’elle voulait, déclarant simplement qu’elle était née à Sennevoy et que ses deux parents étaient déjà morts. Personne n’a pensé à l’époque que son défunt père méritait qu’on ajoutât le moindre préfixe honorifique devant son nom, le métier qu’il exerçait de son vivant étant certainement trop ordinaire pour qu’il fût spécifié par le notaire canadien.

       En 1684, au contraire, Françoise Michaut était une veuve respectable de trente-cinq ans. Elle n’était plus sous la tutelle des autorités françaises et pouvait donc magnifier sa famille à sa guise, ceci pour épouser un homme tel que Jean Le Cart, fils de médecin. Plus personne ne pouvait la contredire à présent, quatorze ans après son arrivée au Canada. Elle se sentait libre de déclarer que son père était le colonel du régiment de Bourgogne, ce qui lui donnait droit à quelques égards de la part du notaire. Celui-ci, pour ne point déplaire à sa cliente, a souligné l’honorabilité des défunts parents de la future mariée, ceci en ajoutant des préfixes gratifiants devant leurs noms respectifs : le père s’est vu appelé « sieur » et la mère « demoiselle », sans pour autant bénéficier de préfixes plus pompeux réservés aux nobles authentiques. La relative modestie des préfixes choisis, utilisés d’habitude pour distinguer certains roturiers reconnus comme notables, constitue un argument supplémentaire pour contester la thèse de John-Paul Boisvert selon laquelle Brigide Michaut serait en fait un noble du Charolais nommé Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud. Il faut noter à ce propos que le préfixe « demoiselle », au XVIIe siècle, n’impliquait pas forcément que la mère de Françoise Michaut était célibataire, puisqu’il pouvait être attribué à l’époque à toute femme d’un certain rang, mariée ou non. On ne doit donc pas se fonder sur la signification actuelle de ce mot pour affirmer, avec l’auteur nord-américain, que Marguerite Matret n’était que la concubine de Brigide Michaut.

       La comparaison entre les deux contrats de mariages passés au Canada, en 1670 et 1684, montre clairement que Françoise Michaut a menti en déclarant qu’elle était native de Joigny et que son défunt père était colonel. On peut toutefois penser qu’il y a une part de vérité dans ces deux affirmations : la jeune femme a pu vivre quelque temps à Joigny avant d’émigrer au Canada en 1670, et son père a très bien pu avoir servi, avant son décès, comme simple soldat dans la compagnie colonelle du régiment de Bourgogne. Mais ce ne sont là que suppositions, qu’aucun document d’archives n’est venu étayer jusqu’à présent.

       En conclusion, la généalogie doit rester une science humaine fondée sur l’étude prudente et méticuleuse des documents originaux conservés dans les dépôts d’archives. Même s’il est difficile, pour des Américains ou des Canadiens, de venir souvent en France pour poursuivre leurs recherches dans nos différents dépôts, les généalogistes sérieux d’Amérique du Nord ne sont pas vraiment démunis puisqu’ils peuvent consulter les microfilms de nombreux registres paroissiaux à Salt Lake City, voire dans toutes les grandes villes où les Mormons ont installé des centres de recherches. De plus, les liens entre les généalogistes à travers le continent et de part et d’autre de l’Atlantique se sont développés à un tel point ces dernières années que l’on assiste à la création d’un vaste réseau d’entraide international, permettant déjà de confier des recherches à des correspondants bien placés. Dès lors, on ne peut plus excuser tous ceux qui continuent d’échafauder des arbres généalogiques aberrants à partir d’un ensemble disparate de livres n’ayant aucun rapport avec le sujet. Seule la consultation des documents d’archives, sous forme de microfilms ou de registres originaux, permet de confirmer ou d’infirmer toutes les hypothèses que l’on peut être amené à concevoir au cours des recherches.

       Les documents d’archives que j’ai consultés à Auxerre montrent clairement que Brigide Michaut, contrairement au colonel Philippe Emmanuel Royer de Saint-Micaud, n’était qu’un simple roturier probablement né à Perrigny-sur-Armançon, dans le département de l’Yonne, son prénom ayant été transformé en Briside à Sennevoy. Ces mêmes sources indiquent aussi que ce simple manant a vécu quelque temps à la ferme de La Loge-aux-Convers, appartenant alors au prieuré de Jully, où il a sans doute travaillé comme simple fermier. Il n’existe aucune preuve véritable qu’ensuite il soit devenu colonel, ce fait n’étant mentionné qu’une seule fois par sa fille Françoise Michaut dans un contrat de mariage douteux établi au Canada, alors que celle-ci n’était plus sous la tutelle de quiconque. Au regard de l’ensemble des documents qui sont conservés au Canada et en France, il semble plus logique de penser que ladite Françoise Michaut, orpheline puis veuve, demeurant très loin de son pays natal, a tout simplement rêvé qu’elle était issue d’une famille prestigieuse, se déclarant la fille d’un colonel français avec la complicité bienveillante d’un notaire canadien très accommodant.

 

[1]  Un rapport sur le congrès international d’Ottawa a été publié à la fin de 1996, par mes soins, dans le n° 72 de la revue bourguignonne Nos Ancêtres et Nous. 

  

[2] Archives départementales de l’Yonne, microfilm 5 Mi 860. 

 

[3] Le mot « baptisé » manque dans l’acte, par oubli du curé.