Pour une réforme radicale inspirée de nos coutumes 

   

par Pierre Le Clercq 

   

 

       La question du nom de famille et de son devenir ne peut laisser indifférent le généalogiste. Depuis le Moyen Age, nous sommes habitués à un système de transmission du nom inéquitable, qui écarte massivement les femmes du droit légitime de léguer elles aussi leur nom à leurs enfants, au même titre que les hommes. Dès lors, il était inévitable que le législateur ne cherchât un jour à pallier cette injustice, dans le cadre de la modernisation de nos lois pour instaurer une parité absolue entre l'homme et la femme dans la société. C'est ce qui vient d'être fait, à l'aube du troisième millénaire. Mais la réforme proposée comporte, hélas, de nombreux défauts qui ébranlent la tradition sans même parvenir à la juste parité recherchée. C'est la raison pour laquelle, le 14 février 2001, j'ai adressé un contre-projet aux deux présidents de la commission des lois au Sénat et à l'Assemblée nationale, en les priant de le distribuer à tous les commissaires chargés d'étudier le projet de loi sur les noms de famille, avant que ce mauvais projet ne soit appliqué. Voici le texte envoyé aux deux présidents :

 

 

       Le 8 février dernier a été adopté en première lecture, à l'Assemblée nationale, un projet de loi de Monsieur Gérard Gouzes modifiant le mode actuel de dévolution des noms de famille en France d'une génération à la suivante. Jusqu'à présent, la coutume était que :

 

- Le nom de famille se transmet de père en fils et de père en fille.

 

       Avec la réforme de Monsieur Gérard Gouzes, le nom se transmettrait ainsi :

 

- Soit de père en fils et de père en fille, sous forme de nom simple.

- Soit de mère en fils et de mère en fille, sous forme de nom simple.

- Soit du père et de la mère (dans cet ordre) à leurs enfants, sous forme de nom composé.

- Soit de la mère et du père (dans cet ordre) à leurs enfants, sous forme de nom composé.

- Soit des deux parents (dans l'ordre alphabétique si conflit) à leurs enfants, en nom composé.

 

       Le système proposé met fin à l'automaticité de la transmission du nom de famille, ceci pour instaurer la règle d'une décision parentale privée à la naissance du tout premier enfant. Comme Madame Marylise Lebranchu, notre ministre de la justice, s'est déclarée favorable au principe de l'égalité entre l'homme et la femme qui sous-tend le projet de loi de Monsieur Gérard Gouzes, tout en souhaitant que l'on examinât de très près les conséquences pratiques de l'application d'un tel projet, je m'adresse à vous pour exprimer l'opinion d'un praticien de l'histoire des familles, et pour soumettre à votre appréciation un contre-projet beaucoup plus simple, non coûteux, et qui respecte la vieille coutume française héritée du début du XIVe siècle, tout en la modernisant de manière radicale pour parvenir à une parité absolue entre l'homme et la femme, dès l'application de la formule que je préconise.

       Les modèles étrangers dont s'est inspiré Monsieur Gérard Gouzes ont tous été conçus à partir d'une coutume tout à fait différente de la nôtre : dans tous les pays qui ont déjà mis en œuvre le système adopté en première lecture à l'Assemblée nationale, les femmes perdaient toujours leur nom de jeune fille à l'état civil lors de leur mariage, et elles devaient prendre officiellement le nom de leur mari. C'est pour pallier cette injustice que dans ces pays-là on a dû instaurer le choix du nom de famille porté par le couple. En France, ce choix n'est point nécessaire car, depuis des siècles, la femme y a toujours conservé publiquement son nom de jeune fille après ses noces, pour ne porter que tardivement (seulement à partir du XIXe siècle dans les couches paysannes) le nom de son époux, ceci à titre privé et facultatif. L'exemple des pays qui appliquent déjà la réforme proposée par Monsieur Gérard Gouzes, fondée sur le principe de la liberté du choix conjugal, doit être médité. Si dans son principe l'égalité entre l'homme et la femme est inscrite dans la loi, on constate que dans les faits on continue très massivement, hors de nos frontières, à donner le nom du père aux enfants. L'effet d'une telle réforme est donc marginal et n'atteint pas du tout l'objectif d'une juste parité entre les deux sexes. On constate aussi que le choix accordé aux couples est source de conflits conjugaux, voire familiaux, où c'est la raison du plus fort qui finit par l'emporter. Enfin, pour éviter ces conflits, d'autres réformes deviennent vite nécessaires. En Suède, par exemple, à la suite d'un projet similaire à celui proposé par Monsieur Gérard Gouzes, les députés ont dû permettre aux enfants de revenir à leur majorité sur la décision prise à la naissance par leurs parents, puis autoriser tout couple indécis à inventer de toute pièce un nouveau nom de famille, neutre celui-là, qui puisse être transmis aux enfants sans léser aucun des deux conjoints. Un Suédois peut donc naître sous un nom, devenir majeur sous un autre nom, fonder une famille sous un troisième nom, et même revenir à un nom antérieur en cas de divorce ! La logique du choix conjugal, appliquée au nom d'état civil en privatisant le système de transmission des noms, aboutit de manière inéluctable à privilégier dans toutes les administrations le recours à de simples numéros personnels d'identification pour repérer les gens, ceci au détriment des noms de famille successifs des individus. C'est ce système numérique que la Suède a dû développer pour remédier aux conséquences d'une loi qui, en livrant le nom d'état civil au libre choix puis à la fantaisie des individus, a fait perdre au nom de famille sa fonction initiale.

       Les employés des administrations, mais aussi les universitaires et les érudits qui étudient l'histoire des familles, les notaires et les généalogistes successoraux qui doivent trouver tous les héritiers d'un défunt, bref tous ceux qui travaillent à partir des noms de famille, tous ont besoin d'un système simple, cohérent et pratique pour accomplir leur tâche aussi aisément qu'avant. Le système proposé par Monsieur Gérard Gouzes complique les choses, et rend obligatoire la création d'un service administratif particulier pour enregistrer le choix conjugal du nom de famille attribué aux enfants : comme cette décision privée devra être entérinée par la signature des deux parents sur un registre d'état civil créé à cet effet, elle ne pourra point être enregistrée lors de la déclaration en mairie de la naissance du premier enfant ; il faudra attendre que la femme ait récupéré de ses couches pour que celle-ci soit en mesure d'aller avec son conjoint déclarer le nom de famille attribué au premier nouveau-né. Lorsque la nouvelle loi sera modifiée plus tard à son tour, pour reconnaître aux enfants majeurs le droit légitime de revenir sur le choix parental initial, et lorsque d'autres modifications finiront par être votées pour répondre à de nouveaux besoins particuliers suscités par les modes, le service d'enregistrement des noms de famille prendra de l'ampleur et coûtera de plus en plus cher aux contribuables. C'est beaucoup trop pour un projet aussi peu performant.

      En résumé, la réforme proposée par Monsieur Gérard Gouzes n'est pas satisfaisante car elle inscrit la transmission du nom de famille dans une logique au mieux concurrentielle, au pire conflictuelle entre les deux époux. Le fait que dans le projet de loi soumis au Parlement soit prévue la possibilité d'un désaccord conjugal n'a rien de réjouissant. Peut-on vraiment admettre un système qui installe la zizanie dans les foyers ? Cette réforme coûtera fort cher, sèmera la confusion, tout cela sans même nous garantir en retour une juste parité, dans les faits, entre l'homme et la femme au sein du couple. La grosse erreur commise par Monsieur Gérard Gouzes, c'est d'avoir voulu appliquer au nom d'état civil, qui doit rester entièrement dans le domaine public pour assurer à jamais la pérennité du nom, un système tout juste bon à réglementer la forme des noms d'usage, qui peuvent varier en fonction des modes et des choix personnels. Il aurait fallu bien distinguer, dans le nom de famille, ce qui relève de l'état civil, et qui doit donc rester immuable, de ce qui peut être laissé à l'appréciation des couples.

       Pour apporter une réponse adéquate à tous les problèmes posés, il existe une solution fort simple, non coûteuse, et surtout très performante pour parvenir à une parité absolue entre la femme et l'homme au sein du couple, pour ce qui est de la transmission du nom de famille. En bon généalogiste, assumant la fonction de vice-président d'une association départementale s'intéressant de près à l'histoire des familles, je propose une solution qui respecte tout à fait la tradition, et qui s'inspire des coutumes et de l'histoire anthroponymique de notre pays pour créer un système réellement paritaire, dans les principes et dans les faits.

       Voici la formule que je soumets à votre appréciation :

 

- Le nom de famille se transmet de père en fils et de MÈRE en fille.

 

       Ceci concerne uniquement le nom d'état civil, celui qui doit rester immuable et être légué tel quel à la postérité, de génération en génération comme le veut la tradition. Aucun choix n'étant consenti aux parents en la matière, puisque l'on maintient le caractère automatique de la dévolution du nom d'état civil aux enfants, il ne sera pas nécessaire d'alourdir les tâches administratives en créant un service particulier pour enregistrer officiellement les décisions parentales : rien ne change pour ce qui est des démarches que doivent accomplir les parents à la naissance de leurs enfants. L'officier d'état civil saura immédiatement quel est le vrai nom de famille immuable du nouveau-né au regard de la loi, en fonction du sexe qui est déclaré sur l'acte de naissance. Aucun rapport de forces entre les conjoints, voire entre leurs familles respectives, ne présidera à la détermination du nom officiel : le faible pourra transmettre son nom d'état civil, en toute équité. Cette formule, toute simple, met en branle une mécanique puissante qui, dès son application, sans attendre une éventuelle évolution des mœurs comme dans les autres pays européens, fera que 50% de la population française, c'est-à-dire toutes les femmes, hériteront automatiquement du nom de jeune fille de leur mère. En séparant très nettement le domaine anthroponymique des femmes de celui des hommes, le système que je propose génère deux types de lignées familiales à travers les âges, qui peuvent se développer côte à côte, pacifiquement et non pas sur un mode concurrentiel et confus comme le veut la logique du projet de loi de Monsieur Gérard Gouzes : on aurait d'une part, comme avant, des lignées masculines qui continueraient à transmettre des patronymes de père en fils, et d'autre part des lignées féminines parallèles, tout aussi nombreuses que les premières, qui, sitôt ce système appliqué, commenceraient à transmettre des matronymes de mère en fille.

       Cette formule, qui préserve une tradition héritée du début du XIVe siècle, et qui répond aux légitimes aspirations modernes d'une parité entre l'homme et la femme, n'est pas un projet copié sur des modèles étrangers issus de coutumes différentes des nôtres : elle ne repose que sur l'histoire particulière de notre pays et sur ses coutumes. C'est parce qu'en France la femme a toujours conservé son nom de jeune fille à l'état civil qu'il est possible d'éviter le choix du nom au mariage ou à la naissance du premier enfant, et que l'on peut rendre ce nom de jeune fille transmissible automatiquement, sans avoir à remanier de fond en comble nos lois.

       L'étude de l'histoire des noms de famille en France révèle que l'idée des matronymes, ou noms d'état civil transmis de mère en fille, n'est pas une idée nouvelle, qui serait issue de mon imagination. Historiquement, les noms de famille ont été créés non point par tous ceux qui les portaient, mais par leur entourage immédiat, sous forme de surnoms qui furent fixés ensuite par l'administration de génération en génération, ceci pour mieux repérer les individus et leurs familles. Le nom de famille s'est fixé d'abord chez les hommes, qui étaient les chefs de foyer à l'époque et que l'administration voulait contrôler ; les femmes continuaient de leur côté à ne porter que des surnoms personnels. Une longue période d'hésitations a suivi, pendant laquelle on a cherché à déterminer le nom de famille que devaient porter les femmes. Devaient-elles prendre le nom de leur père, comme les hommes, celui de leur mère ou celui de leur mari ? La plupart des autres pays européens ont adopté le système suivant : les femmes prendraient le nom de leur père à la naissance, puis celui de leur époux au mariage. Chez nous, elles ont fini par acquérir celui de leur père uniquement, et le nom du mari ne s'est imposé en masse qu'au XIXe siècle, seulement sous forme de nom d'usage. Dès lors, il a fallu distinguer dans notre pays le nom d'état civil et le nom marital chez les femmes, introduisant chez nous une notion pratiquement inconnue ailleurs. Par son caractère immuable, le nom d'état civil a gardé cependant tout son intérêt, le nombre accru des divorces rendant le nom marital aléatoire.

       On constate toutefois, dans les documents anciens, que les femmes ont failli acquérir le nom de leur mère, plutôt que celui de leur père. Les généalogistes savent que jusqu'au début du XVIIe siècle une femme qui apparaît sous le nom de son père dans tel acte religieux ou notarié peut très bien apparaître dans d'autres actes sous le nom de sa mère. Les historiens savent quant à eux que Jeanne d'Arc n'a jamais porté le nom de son père de son vivant : c'est une dénomination qui ne s'est imposée qu'à partir du XVIe siècle, dans les poèmes et dans les livres d'histoire. De son vivant, on la connaissait seulement sous le nom de Jeanne la Pucelle, et lorsqu'elle fut interrogée par ses juges le 21 février 1431, elle répondit que :

 

- Dans son pays on l'appelait Jeannette et, après qu'elle vînt en France, on l'appela Jeanne. Mais, pour son nom, elle disait n'en rien savoir.

 

       Pressée de déclarer un nom de famille, puisque cela se faisait déjà dans la caste sociale de ses juges, elle déclara ensuite le 24 mars 1431 :

 

- Qu'elle était surnommée d'Arc ou Romée et que, dans son pays, les filles portaient le surnom de leur mère.

 

       On a donc l'illustration, à partir de l'exemple de la première femme de notre Histoire qui ait voulu assumer publiquement un rôle réservé aux hommes jusque lors, que les paysannes du XVe siècle ne se sentaient pas du tout liées au nom de famille de leur père, transmis de père en fils depuis un siècle déjà, et que si elles devaient choisir elles s'identifieraient plutôt au surnom personnel de leur mère. Jeanne d'Arc, en fait, pensait qu'en tant que femme elle devait s'appeler plutôt Jeanne Romée, puisque sa mère était surnommée Romée.

       La création de matronymes en France, transmis de mère en fille exclusivement, est donc tout à fait justifiée par l'Histoire de notre pays : ce serait restaurer un système traditionnel qui a été appliqué quelque temps sur notre sol, en concurrence avec le système patrilinéaire qui a fini par prévaloir. Par ailleurs, cette renaissance des matronymes permettrait à la France de se placer d'emblée à la tête des pays européens pour ce qui est de la parité entre l'homme et la femme dans la transmission du nom, plutôt que de suivre ce qui se fait ailleurs avec de piètres résultats : notre pays deviendrait ainsi un modèle, apte à entraîner le reste de l'Europe.

       Le système que je propose fait que dans une fratrie les filles et les garçons portent deux noms d'état civil différents. C'est ce qui se passe en Islande, en application d'une formule tout à fait différente de ce que je prône, héritée des vieilles traditions nordiques. Cette différence de noms ne semble pas gêner les Islandais, pas plus qu'elle ne gênera les couples français dans lesquels la femme se fait déjà connaître publiquement sous son nom de jeune fille : le fait que les filles de ces couples portent elles aussi publiquement le nom de jeune fille de leur mère ne fera que renforcer dans la cellule familiale le principe de la parité. Mais on ne peut laisser à la traîne les couples dans lesquels la femme aurait décidé de porter malgré tout le nom de famille de son mari. C'est là que le nom d'usage intervient, déjà inscrit dans nos lois et dans nos habitudes. Ces couples plus attachés au modèle ancien pourraient n'utiliser qu'un seul et même nom de famille, celui du mari, et l'appliquer à tous leurs enfants ; mais l'épouse et ses filles n'utiliseraient ce nom qu'à titre d'usage seulement, non transmissible, et leur vrai nom d'état civil, transmissible celui-là, serait quand même le nom de jeune fille de l'épouse. On pourra aussi admettre comme nom d'usage familial le nom d'état civil de la femme, ou bien les deux noms d'état civil des conjoints reliés par un trait d'union. C'est là, pour les noms d'usage seulement, que les propositions de Monsieur Gérard Gouzes sont pertinentes.