Pierre par Carola
Pierre par Carola

 

    LA GÉNÉALOGIE, UNE SCIENCE HUMAINE

 

 

       Lorsque j’ai commencé à pratiquer sérieusement la généalogie, en 1979, mon père a souri en s’exclamant : « À quoi bon chercher tes ancêtres ? Tu n’as aucune preuve que je suis vraiment ton père ». J'ai aussitôt balayé cette remarque d'un haussement d'épaules en répliquant : « Mais si, j'en suis certain puisque c'est moi qui vais toucher tes sous quand tu seras mort ». Mon père, comme beaucoup de gens, confondait généalogie et génétique. Or, il s'agit en fait de deux disciplines bien distinctes, développées séparément par des praticiens bien différents.

       La génétique est une science expérimentale dont l'objet est l'étude des gènes et des mécanismes de la reproduction des espèces. La généalogie est quant à elle une science humaine dont la priorité est l'étude des gens et des mécanismes de la constitution des familles. Les généalogistes confirmés ne réduisent jamais les gens à leurs gènes et les couples à leurs accouplements. Ce qui les intéresse, en fait, ce sont toutes les circonstances qui ont présidé à la rencontre puis à la formation d'un couple, toutes les stratégies matrimoniales, fort variées, que les familles respectives d'un homme et d'une femme ont mises en œuvre pour aider les deux célibataires, amoureux ou non, à fonder une nouvelle famille. Ce noyau social de base, pour tous les praticiens rigoureux de la généalogie, inclut non seulement les enfants procréés par le couple, porteurs des gènes de leurs deux parents, mais également la totalité des autres héritiers légitimes, rattachés audit couple par l'adoption ou bien la conception secrètement adultérine.

 

Mes premiers pas en généalogie :

 

       Dès mon plus jeune âge, je me suis senti inséré dans un réseau familial qui dépassait le cadre restreint de mes père et mère. Enfant précoce, qui a appris à lire et à écrire en famille avant même d'entrer à l'école, j'ai noué très tôt des rapports particuliers avec ma tante Françoise Le Clercq, qui émerveillait mes nuits en me racontant tout plein d'histoires le soir au chevet de mon lit. Séparé d'elle dès l'âge de cinq ans, lorsque mes parents ont quitté Auxerre pour s'établir en Lorraine, j'ai éprouvé aussitôt le besoin de lui écrire souvent des lettres et d'en adresser aussi à mes grands-parents paternels qui me manquaient. Tous ces courriers m'ont été rendus plus tard par ma tante. Je les garde depuis lors dans mes tiroirs et les publie ici à l'onglet intitulé : Mes lettres d'enfant. 

       Outre l'aspect affectif, un autre facteur a aiguillonné très tôt l'intérêt que je portais, et porte encore, à la famille : la curiosité. Quand je suis né, sept de mes huit arrière-grands-parents vivaient encore, ainsi que la mère de l'un d'eux. Une photo de moi a même été prise à Melun peu après ma naissance, où l'on me voit entouré de mon père, de ma grand-mère paternelle, de la mère de celle-ci et de sa grand-mère maternelle. Cinq générations posaient ainsi pour la postérité, pour la toute première fois dans la famille. Amélie Martin, ma trisaïeule, est morte cinq ans plus tard. J'ai donc eu l'occasion d'apprendre à la connaître. J'ai aussi appris à bien connaître mes sept arrière-grands-parents puisqu'ils sont tous décédés après elle. J'avais vingt-cinq ans quand le dernier d'entre eux est passé de vie à trépas. J'ai donc pu interroger chacun d'eux, ce qui m'a permis de découvrir, et de noter, le nom de leurs parents et grands-parents.

       Avant même de commencer à fréquenter les dépôts d'archives, en 1979, je disposais depuis longtemps d'un arbre généalogique assez touffu, déployé sur six générations. Je pouvais étaler jusqu'à trente-deux quartiers d'ascendance, ou presque, grâce aux réponses que m'avaient apportées les membres les plus anciens de ma famille. Il y avait bien sûr la lignée maîtresse des Le Clercq, qui m'a donné son nom et où l'on avait puisé mon prénom en mémoire de mon trisaïeul Pierre Le Clercq, mais aussi la lignée des Michelin aboutissant à ma mère, celle des Duchène qui s'éteignait avec mon aïeule paternelle et celle des Brisson qui menait à mon aïeule maternelle. Au-delà, j'abordais des lignées plus anciennes, celles des Lambert, des Duvernet, des Arnoult et des Chantereau à la quatrième génération, puis celles des Berth, Lehousse, Guillardelle, Martin, Ragon, Seaume, Martin et Bachelet à la cinquième génération. L'existence d'une famille Martin aussi bien dans l'ascendance de mon père que dans celle de ma mère m'ouvrait déjà les perspectives d'un possible lien consanguin.

 

Mon goût pour les secrets de famille :

 

       Certains ancêtres m'intriguaient plus que d'autres, évidemment. Très tôt, je me suis aperçu qu'il n'y avait que treize ans de différence entre l'âge de mon arrière-grand-père François Le Clercq et celui de son fils Raymond Le Clercq, mon grand-père paternel. Face à l'évidence, on a bien été obligé de m'expliquer que la mère de mon grand-père, Lambertine Lambert, avait été fiancée avec le fils d'un boucher de Lille, qui est mort à la guerre, et qu'elle avait épousé ensuite un voisin plus jeune qu'elle qui a donné son nom à l'enfant qu'elle avait conçu avec le soldat disparu. Mon grand-père Raymond Le Clercq étant né le 5 mars 1899, j'ai fini par me demander à quelle guerre son géniteur avait participé dans les mois qui précédaient la naissance de mon aïeul. En 1898, la France était partout en paix ! On m'a alors répondu que le fils de boucher était mort à l'armée en tombant de cheval. Cette explication m'a suffi jusqu'à ce que je commence à fréquenter les dépôts d'archives, où se trouvent les réponses à tout.

       Aux Archives municipales de Lille, j'ai consulté l'annuaire des téléphones de la ville d'avant 1900, convaincu qu'un boucher de la fin du XIXe siècle pouvait disposer déjà d'un téléphone professionnel. Je savais à quelle adresse chercher puisque la demi-sœur de mon défunt aïeul paternel, Denise Le Clercq, m'avait montré la veille l'emplacement exact de la boucherie où travaillait le père dudit géniteur mort en tombant de cheval. Mon grand-père connaissait le nom de cet homme, mais aucun de ses enfants n'avait osé l'interroger à ce sujet. Sa famille proche vivant encore à Lille en avait appris le nom également mais l'avait oublié. Seul l'emplacement de la boucherie était encore connu. Grâce à cet indice, j'ai pu découvrir dans l'annuaire des téléphones de Lille que le boucher travaillant à l'adresse indiquée s'appelait... Jules Boudry. Il ne me restait plus, à partir de là, qu'à reconstituer toute la famille de cet homme pour tenter de retrouver, parmi tous ses fils, celui qui avait séduit ma trisaïeule Lambertine Lambert et engendré avec elle mon grand-père Raymond Le Clercq. Le fils qui serait mort à l'armée en 1898 ou 1899 serait le bon. C'était ce qu'il y a de plus logique.

       Jules Boudry a épousé Alice Berte le 27 janvier 1876 à Lille. Les premiers enfants qu'il a eus de sa compagne, tous natifs de Lille, étaient trois garçons, à savoir un autre Jules Boudry, né le 25 décembre 1876, puis Henri Boudry, né le 28 janvier 1878, et enfin Gustave Boudry, né quant à lui le 23 novembre 1880. Or, à ma plus grande surprise, aucun de ces trois fils, qui étaient tous en âge de séduire ma trisaïeule Lambertine Lambert, née le 24 août 1878, n'est mort en tombant d'un cheval en 1898 ou 1899. Le premier est décédé à Ouistreham le 7 septembre 1951, le deuxième est mort à Rebreuve-sur-Canche le 8 novembre 1959, et le troisième a expiré le 21 mars 1961 à Verlinghem. Il était donc évident que Lambertine Lambert n'avait jamais été fiancée à son séducteur et que son fils était le fruit d'une aventure certes réjouissante mais passagère.

       Ma grand-tante Denise Le Clercq, qui en savait plus à ce sujet qu'elle ne l'avait dit au départ, m'a alors confirmé les faits. Elle m'a indiqué que sa mère voulait se faire épouser par son amant, mais que le père de celui-ci, en voyant débarquer dans sa boucherie, hirsute, le père de la jeune engrossée qui, pour se donner du courage, avait trop bu et s'était saoulé, a refusé catégoriquement toute réparation par le mariage : son fils méritait un bien meilleur parti que celui de la fille volage d'un soûlographe véhément, simple ouvrier de surcroît.